Introduction à une critique de la géographie urbaine
Introduction à une critique de la géographie urbaine
Le 29 octobre 2002 par Guy Debord
De tant d’histoires auxquelles nous participons, avec ou sans intérêt, la recherche fragmentaire d’un nouveau mode de vie reste le seul côté passionnant. Le plus grand détachement va de soi envers quelques disciplines, esthétiques ou autres, dont l’insuffisance à cet égard est promptement vérifiable. Il faudrait définir quelques terrains d’observation provisoires. Et parmi eux l’observation de certains processus du hasard et du prévisible, dans les rues.
Le mot psychogéographie, proposé par un Kabyle illettré pour désigner l’ensemble des phénomènes dont nous étions quelques-uns à nous préoccuper vers l’été de 1953, ne se justifie pas trop mal. Ceci ne sort pas de la perspective matérialiste du conditionnement de la vie et de la pensée par la nature objective. La géographie, par exemple, rend compte de l’action déterminante de forces naturelles générales, comme la composition des sols ou les régimes climatiques, sur les formations économiques d’une société et, par là, sur la conception qu’elle peut se faire du monde. La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. L’adjectif psychogéographique, conservant un assez plaisant vague, peut donc s’appliquer aux données établies par ce genre d’investigation, aux résultats de leur influence sur les sentiments humains, et même plus généralement à toute situation ou toute conduite qui paraissent relever du même esprit de découverte.
Le désert est monothéiste, a-t-on pu dire il y a longtemps. Trouvera-t-on illogique, ou dépourvue d’intérêt, cette constatation que le quartier qui s’étend, à Paris, entre la place de la Contrescarpe et la rue de l’Arbalète incline plutôt à l’athéisme, à l’oubli, et à la désorientation des réflexes habituels ?
Il est bon d’avoir de l’utilitaire une notion historiquement relative. Le souci de disposer d’espaces libres permettant la circulation rapide de troupes et l’emploi de l’artillerie contre les insurrections était à l’origine du plan d’embellissement urbain adopté par le Second Empire. Mais de tout point de vue autre que policier, le Paris d’Haussmann est une ville bâtie par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien. Aujourd’hui, le principal problème que doit résoudre l’urbanisme est celui de la bonne circulation d’une quantité croissante de véhicules automobiles. Il n’est pas interdit de penser qu’un urbanisme à venir s’appliquera à des constructions, également utilitaires, tenant le plus large compte des possibilités psychogéographiques.
Aussi bien l’actuelle abondance des voitures particulières n’est rien d’autre que le résultat de la propagande permanente par laquelle la production capitaliste persuade les foules – et ce cas est une de ses réussites les plus confondantes – que la possession d’une voiture est précisément un des privilèges que notre société réserve à ses privilégiés. (Le progrès anarchique se niant lui-même, on peut d’ailleurs goûter le spectacle d’un préfet de police invitant par voie de film-annonce les parisiens propriétaires d’automobiles à utiliser les transports en commun.)
Puisque l’on rencontre, même à de si minces propos, l’idée de privilège, et que l’on sait avec quelle aveugle fureur tant de gens – si peu privilégiés pourtant – sont disposés à défendre leurs médiocres avantages, force est de constater que tous ces détails participent d’une idée du bonheur, idée reçue dans la bourgeoisie maintenue par un système de publicité qui englobe aussi bien l’esthétique de Malraux que les impératifs du Coca-Cola, et dont il s’agit de provoquer la crise en toute occasion, par tous les moyens.
Les premiers de ces moyens sont sans doute la diffusion, dans un but de provocation systématique, d’une foule de propositions tendant à faire de la vie un jeu intégral passionnant, et la dépréciation continuelle de tous les divertissements en usage, dans la mesure naturellement où ils ne peuvent être détournés pour servir à des constructions d’ambiances plus intéressantes. Il est vrai que la plus grande difficulté d’une telle entreprise est de faire passer dans ces propositions apparemment délirantes une quantité suffisante de séduction sérieuse. Pour obtenir ce résultat une pratique habile des moyens de communication prisés actuellement peut se concevoir. Mais aussi bien une sorte d’abstention tapageuse, ou des manifestations visant à la déception radicale de ces mêmes moyens de communication, entretiennent indéniablement, à peu de frais, une atmosphère de gêne extrêmement favorable à l’introduction de quelques nouvelles notions de plaisir.
Cette idée que la réalisation d’une situation affective choisie dépend seulement de la connaissance rigoureuse et de l’application délibérée d’un certain nombre de mécanismes concrets, inspirait ce « Jeu psychogéographique de la semaine » publié, avec tout de même quelque humour, dans le numéro 1 de Potlatch :
« En fonction de ce que vous cherchez, choisissez une contrée, une ville de peuplement plus ou moins dense, une rue plus ou moins animée. Construisez une maison. Meublez-la. Tirez le meilleur parti de sa décoration et de ses alentours. Choisissez la saison et l’heure. Réunissez les personnes les plus aptes, les disques et les alcools qui conviennent. L’éclairage et la conversation devront être évidemment de circonstance, comme le climat extérieur ou vos souvenirs.
S’il n’y a pas eu d’erreur dans vos calculs, la réponse doit vous satisfaire. »
Il faut s’employer à jeter sur le marché, ne serait-ce même pour le moment que le marché intellectuel, une masse de désirs dont la richesse ne dépassera pas les actuels moyens d’action de l’homme sur le monde matériel, mais la vieille organisation sociale. Il n’est même pas dépourvu d’intérêt politique d’opposer publiquement de tels désirs aux désirs primaires qu’il ne faut pas s’étonner de voir moudre sans fin dans l’industrie cinématographique ou les romans psychologiques, comme ceux de la vieille charogne de Mauriac. ( « Dans une société fondée sur la misère, les produits les plus misérables ont la prérogative fatale de servir à l’usage du plus grand nombre », expliquait Marx au pauvre Proudhon.)
La transformation révolutionnaire du monde, de tous les aspects du monde, donnera raison à toutes les idées d’abondance.
Le brusque changement d’ambiance dans une rue, à quelques mètres près ; la division patente d’une ville en zones de climats psychiques tranchés ; la ligne de plus forte pente – sans rapport avec la dénivellation – que doivent suivre les promenades qui n’ont pas de but ; le caractère prenant ou repoussant de certains lieux ; tout cela semble être négligé. En tout cas, n’est jamais envisagé comme dépendant de causes que l’on peut mettre au jour par une analyse approfondie, et dont on peut tirer parti. Les gens savent bien qu’il y a des quartiers tristes, et d’autres agréables. Mais ils se persuadent généralement que les rues élégantes donnent un sentiment de satisfaction et que les rues pauvres sont déprimantes, presque sans plus de nuances. En fait, la variété des combinaisons possibles d’ambiances, analogue à la dissolution des corps chimiques dans le nombre infini des mélanges, entraîne des sentiments aussi différenciés et aussi complexes que ceux que peut susciter tout autre forme de spectacle. Et la moindre prospection démystifiée fait apparaître qu’aucune distinction, qualitative ou quantitative, des influences des divers décors construits dans une ville ne peut se formuler à partir d’une époque ou d’un style d’architecture, encore moins à partir des conditions d’habitat.
Les recherches que l’on est ainsi appelé à mener sur la disposition des éléments du cadre urbaniste, en liaison étroite avec les sensations qu’ils provoquent, ne vont pas sans passer par des hypothèses hardies qu’il convient de corriger constamment à la lumière de l’expérience, par la critique et l’autocritique.
Certaines toiles de Chirico, qui sont manifestement provoquées par des sensations d’origine architecturale, peuvent exercer une action en retour sur leur base objective, jusqu’à la transformer : elles tendent à devenir elles-mêmes des maquettes. D’inquiétants quartiers d’arcades pourraient un jour continuer, et accomplir l’attirance de cette oeuvre.
Je ne vois guère que ces deux ports à la tombée du jour peints par Claude Lorrain, qui sont au Louvre, et qui présentent la frontière même de deux ambiances urbaines les plus diverses qui soient, rivaliser en beauté avec les plans du métro affichés dans Paris. On entend bien qu’en parlant ici de beauté je n’ai pas en vue la beauté plastique – la beauté nouvelle ne peut être qu’une beauté de situation – mais seulement la présentation particulièrement émouvante, dans l’un et l’autre cas, d’une somme de possibilités. Entre divers moyens d’interventions plus difficiles, une cartographie rénovée paraît propre à l’exploitation immédiate.
La fabrication de cartes psychogéographiques, voir même divers truquages comme l’équation, tant soit peu fondée ou complètement arbitraire, posée entre deux représentations topographiques, peuvent contribuer à éclairer certains déplacements d’un caractère non certes de gratuité, mais de parfaite insoumission aux sollicitations habituelles. – Les sollicitations de cette série étant cataloguées sous le terme de tourisme, drogue populaire aussi répugnante que le sport ou le crédit à l’achat. Un ami, récemment, me disait qu’il venait de parcourir la région de Hartz, en Allemagne, à l’aide d’un plan de la ville de Londres dont il avait suivi aveuglément les indications. Cette espèce de jeu n’est évidemment qu’un médiocre début en regard d’une construction complète de l’architecture et de l’urbanisme, construction dont le pouvoir sera quelque jour donné à tous. En attendant, on peut distinguer plusieurs stades de réalisations partielles, moins malaisées, à commencer par le simple déplacement des éléments de décoration que nous sommes accoutumés de trouver sur des positions préparées à l’avance. Ainsi Mariën, dans le précédent numéro de cette revue, proposait de rassembler en désordre, quand les ressources mondiales auront cessé d’être gaspillées dans les entreprises irrationnelles que l’on nous impose aujourd’hui, toutes les statues équestres de toutes les villes dans une seule plaine désertique. Ce qui offrirait aux passants – l’avenir leur appartient – le spectacle d’une charge synthétique de cavalerie, que l’on pourrait même dédier au souvenir des plus grands massacreurs de l’histoire, de Tamerlan à Ridgway. On voit ressurgir ici une des principales exigences de cette génération : la valeur éducative.
De fait, il n’y a rien à attendre que de la prise de conscience, par des masses agissantes, des conditions de vie qui leur sont faites dans tous les domaines, et des moyens pratiques de les changer.
« L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel », a pu écrire un auteur dont, en raison de son inconduite notoire sur le plan de l’esprit, j’ai depuis oublié le nom. Une telle affirmation, par ce qu’elle a d’involontairement restrictif, peut servir de pierre de touche, et faire justice de quelques parodies de révolution littéraire : ce qui tend à rester irréel, c’est le bavardage.
La vie, dont nous sommes responsables, rencontre, en même temps que de grands motifs de découragement, une infinité de diversions et de compensations plus ou moins vulgaires. Il n’est pas d’année où des gens que nous aimions ne passent, faute d’avoir clairement compris les possibilités en présence, à quelque capitulation voyante. Mais ils ne renforcent pas le camp ennemi qui comptait déjà des millions d’imbéciles, et où l’on est objectivement condamné à être imbécile. La première déficience morale reste l’indulgence, sous toutes ses formes.
Guy-Ernest Debord
ps: Publié dans Les lèvres nues n° 6, Bruxelles, 1955.
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